La triste fin de la Suzanne d'Armor

On n’oublie jamais son premier bateau.

J’avais acheté le mien à l’âge de 17 ans seulement – une affaire ! – en partenariat avec Clotaire Kenavo, 17 ans aussi. Nous fréquentions, à Paris, la même école, où j’apprenais le métier de pâtissier, et lui de charcutier. Ayant fait tous les deux quelques extras dans le quartier, nous avions pu réunir la somme. Six mille francs, pour un voilier de 9 mètres, cela faisait peu, à peine la valeur d’un moteur de bateau ! Aussi nous n’avions pas hésité une seconde, malgré les protestations inquiètes de nos familles, à acheter la Suzanne d’Armor.

 

Bien sûr, l’intérieur de la Suzanne était plutôt brut, mais il y avait 6 couchettes, et Clotaire et moi rêvions d’en faire un yacht de charter. D’ailleurs, les rêves de voyages se bousculaient dans nos esprits empressés, nous aveuglant quant aux nombreuses imperfections à rectifier. Comme tous les bateaux de construction amateur, la Suzanne péchait à la fois par excès de solidité, et en même temps par des carences graves dans sa conception. Qu’importe, nous murmurions Suzanne en nous endormant, et comptions les jours qui nous séparaient du premier périple.

 


Le premier voyage, Perros-Guirec – Ploumanac’h

 

Je ne fus pas du premier voyage, retenu à Paris par mes cours de pâtisserie à l’Ecole Ferrandi. Mais Clotaire, pressé d’essayer les voiles, recruta notre ami commun Mich Gaulouette, dit le « Yeti », à cause de sa carrure.

 

Clotaire prévoyait que le Yeti lui donnerait un sérieux coup de main pour border les voiles, quitte à le surveiller de près car il y allait parfois brutalement. Les voila partis de Perros-Guirec, où vivait la Suzanne, sédentaire, tranquille dans le petit port à flot. Donc, cap sur Ploumanac’h à quelques cinq milles de là. Hélas, la balade devait nous coûter cher. Après seulement quatre heures de mer, selon les récits qu’on m’en fit, le mât s’est écroulé sur le roof en contreplaqué. Clotaire affirmait que c’était dû à la rupture intempestive de la patte d’oie du pataras. La Suzanne retourna donc tant bien que mal à Perros-Guirec. Quand j’arrivai le lendemain pour constater les dégâts, j’avais eu le temps, durant le long trajet depuis Paris, de calmer ma colère et ma déception.

 

 

Mais le spectacle qui m’attendait était loin de toutes mes suppositions : en plus du mât et du roof à réparer, je découvris une blessure de plus, en débouchant sur le quai : La Suzanne reposait couchée de travers sur le flanc, dans la vase ! Toutes les eaux s’étaient retirées du port, à cause d’une panne d’électricité, je crois, qui avait empêché le système de sas de fonctionner. Quand on n’a que 17 ans, on ne sait comment rouspéter ni où le faire. Dommage, car si on nous avait prévenus, nous aurions prévu de nous trouver à bord sur la Suzanne pour la protéger. Et puis, nous aurions pu nous faire dédommager pour le safran – la troisième blessure – complètement écrasé. Nous eûmes un mois de réparation.

 Perros-Guirec – La Rochelle, autre tentative

 Je parlerai très peu de cette sortie en mer, la première pour moi. Nous n’atteignîmes jamais La Rochelle, mais je ne me souviens plus pourquoi. Sans doute un coup de vent, car il me semble avoir été très malade.

 

Clotaire aussi, vomissait, le Yeti hurlait au vent, ça je m’en souviens. Nous avions embarqué mon père, en lui prodiguant beaucoup de conseils sur la mer, les allures, la façon de lover les bouts. Mais la nausée nous laissa peu de temps pour poursuivre les leçons de voile, et mon père, ce terrien insensible au mal de mer, nous fit cuire des pâtes dans la cabine.

 De Perros-Guirec à Brest : y arriverons-nous ?

 Clotaire soumit l’idée d’un départ pour Brest, ce qui lui permettrait, disait-il, de rendre visite à sa grand-mère. Oui, nous sommes parvenus jusqu'à Brest.

 

La Suzanne entre dans le port de BrestParfois nous échangions un regard plein de fierté, Clotaire et moi. Parfois même nous nous disions que nous aurions pu nous passer d’embarquer le Yeti, qui hurlait au vent, mangeait toutes nos réserves, et s’appuyait toujours dangereusement sur la barre, la faisant craquer. Nous avions d’ailleurs quelques échanges nerveux avec lui. Mais il nous aidait bien tout de même, avec sa poigne de fer, à ouvrir les boîtes de conserve, comme nous avions oublié l’ouvre-boîte. Le voyage se passa sans incident grave, pourtant. Dés l’arrivée à Brest, Clotaire sauta sur le quai et nous laissa.

 Je suis resté trois longs jours sur la Suzanne, dans le port de Brest, en compagnie du Yeti, attendant en vain Clotaire, qui nous avait dit rentrer le soir même de chez sa grand-mère. Avait-il seulement une grand-mère à Brest ? Un soir, dans la rue principale, je crus le reconnaître en bonne compagnie, mais je n’étais pas très sûr. Je décidai, avec le Yeti, de mettre les voiles pour l’Angleterre, car c’en était assez de ce cabotage de port en port, bon pour les jeunes filles. Nous avions à peu prés dix francs, ce qui nous permit d’acheter un camembert remalaxé (avec la croûte à l’intérieur), et une très grosse tablette de chocolat à croquer. Comme boisson, j’avais gagné, lors d’une régate amicale à Choisy-le-Roi, une bouteille de Cognac, que j’avais emmenée à bord. Nous avions, en plus, une boîte de sucre en morceaux, et un kilo de farine laissé par l’ancien propriétaire de la Suzanne. La farine était un peu moisie, mais je décrétai qu’une bonne cuisson masquerait le mauvais goût. Quand nous hissâmes la grand-voile, nous nous mîmes à entonner la chanson « Suzanne » de Graeme Allwright, et elle nous resta longtemps dans la tête. Avant de piquer vers l’Angleterre, nous fîmes un cap sur Ploumanac’h, je ne sais plus pourquoi, peut-être une vague histoire de femme. Et puis, nous reportions inconsciemment la traversée en haute mer, désirant nous amariner un peu mieux.

 Brest – Ploumanac’h, le ventre vide

 C’est Mich, le Yeti, qui prit le premier quart de nuit. J’aurais dû me méfier. Quand au petit matin je m’apprêtai à prendre quelques carrés de chocolat, je constatai qu’il avait mangé non seulement toute la grosse tablette familiale, mais aussi le calendos. Pendant les deux autres jours que dura notre route vers Ploumanac’h, nous n’avions plus que de vieux carrés de sucre à tremper en canard dans le cognac. J’avais bien essayé de faire quelques galettes avec la farine et un restant d’huile, mais ça s’était avéré immangeable.

Les deux jours qui suivirent, nous avons jeûné. Mélancolique, je passais de longues heures à regarder le sillage, et à écouter crier mon ventre. Le Yeti, n’y tenant plus, eut l’idée de tordre une fourchette pour s’en faire un hameçon. Et grâce à ça, nous nous sommes partagé un maquereau-kamikaze, qui s’est empalé dans la fourchette, par le ventre ! Quand le Yeti m’a conseillé de mâcher lentement, là j’ai bien failli me fâcher, pensant à tout ce qu’il avait descendu durant la nuit.

 

A Ploumanac’h, nous avons fait sensation. Sans doute notre jeune âge, et nos mines d’aventuriers (enfin, c’est ce que nous supposions). Un notable quinquagénaire affable nous voit pêcher en vain dans les eaux du port. Après un brin de causette, ce brave homme bien mis nous offre le couvert. Pensez si nous acceptons ! Et nous voila partis pour dîner à la table … du préfet de police … Maison bourgeoise, grande tablée, une douzaine de personnes chics. A la dérobée, j’observe Mich le Yeti avec appréhension, car le rustre a gardé son pyjama sous son K-way. La maîtresse de maison naïve le supplie d’enlever le k-way pour manger. « J’ai pris un coup de froid, M’dame, y faut que je l’conserve encore un peu » répond-il la bouche pleine. Elle finit par ne plus insister. Les entrecôtes fumantes arrivent, avec du beurre et un peu d’estragon. J’aurais mangé de bon cœur sans la gêne qui m’a pris, voyant que le Yeti s’est royalement servi deux steaks. La personne du bout de table n’a plus rien. Cela fait quelques remous, et j’en suis mortifié. Quant au salopard, il déguste bruyamment, ignorant totalement nos convives. Quand le lendemain soir, une famille un peu plus modeste (saucisse et purée), nous invite, là, échaudé, j’exige du Yeti qu’il se tienne à carreau. Rien n’y fait : le monstre repart avec une casserole de purée sous le manteau. Je l’oblige, dés le lendemain matin, à la ramener, nettoyée.

Ploumanac’h nous plaisait bien. Nous y serions bien restés encore un peu, mais le travail nous attendait à Paris, et nous n’avions plus un sou en poche. Ce que nous ne savions pas encore, c’est que Clotaire, resté à Brest, inquiet pour nous, avait averti la gendarmerie maritime de notre disparition. On nous croyait perdus. Les hélicoptères avaient renoncé à nous chercher. Quand nous sommes arrivés en stop à Paris, le Yeti et moi, ce fut pour constater que nos pères n’étaient pas allés à leur travail. Ma mère s’effondra en larmes à ma vue.

 

Ce fut mon premier et dernier voyage sur la Suzanne. D’elle, il ne me reste rien, aujourd’hui, juste un cliché en noir et blanc, pris le jour où elle s’était écroulée sur le flanc, dans le port de Perros-Guirec. C’est peut-être mieux comme ça. Mais ne pas avoir assisté à sa fin, la rend encore et toujours bien vivante dans ma mémoire. Parfois, en arpentant les quais de quelques vieux ports d’hivernage, je crois la voir, affalée, la bôme de travers et le roof dévié, qui m’attend encore.

 Alderney, la passe du singe :

 

 

Clotaire, frustré de n’avoir pas fait avec nous Brest Ploumanac’h, avait décidé de mettre le cap sur l’Angleterre, accompagné de Mich le Yeti, dés le week-end suivant. J’étais retenu chez mon patron pâtissier, pour préparer les chocolats de Pâques. Ce qui s’est passé ensuite, je ne l’ai su que par des recoupements, et quelques coupures de journaux. Clotaire le hussard et le Yeti, bouquinaient à bord de la Suzanne, au large d’Alderney, par beau temps. C’est dans la passe du singe qu’ils ont tapé droit sur le récif. J’ai la photo de la passe du singe sur une des gazettes locales, mais sans la Suzanne, bien sûr, puisqu’elle a coulé en quelques heures, achevée par mes deux « amis ». Ils auraient, semble-t-il, gonflé le canot de survie, mais à L’INTERIEUR de la cabine, dans leur précipitation. Et en se gonflant, le canot a fait sauter le roof.
Mais les trois clous à torchons de la cuisine ont quant à eux fait exploser le canot ! Je me réjouis un peu en pensant aux quelques brasses que Clotaire et Mich ont dû faire dans les eaux glacées, à trois kilomètres du rivage. Ils furent récupérés par un chalutier dont le nom m’échappe, nus. Le consulat a acheté des fringues à Mich-le-Yeti, puis l’a ré-expédié à Paris. Quant à Clotaire, loin de s’en faire, il a passé quelques jours, quinze selon lui, chez la femme du gardien de phare, qu’il se vante d’avoir déniaisée. Ou ce doit être l’inverse.

 

Quant le Yeti m’a téléphoné chez mes parents, pour s’inviter à manger, je ne me doutais encore de rien. Toute la soirée se passa à parler de sa croisière sur la Suzanne, de ses qualités marines, et des petites choses à revoir pour l’accastillage. A ma mère qui insistait pour qu’il se resserve, le Yeti refusa deux fois poliment, puis ne se fit pas prier. Mais j’aurais dû m’inquiéter de ce comportement. C’est le soir, bien plus tard, quand j’ai raccompagné le Yeti sur le pas de la porte, que tout à coup, j’ai senti une bizarrerie : « au fait, bredouille-t-il, j’ai oublié de te dire, elle a coulé, la Suzanne… ». Puis il descendit les escaliers quatre à quatre, si vite que je n’ai pu le rejoindre. Je l’entendais juste crier par-dessus son épaule : « excuse-moi, excuse-moi ! ». Je l’entends encore aujourd’hui.

 


FIN

 

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