1 - La figure de proue : le début de l'histoire

Echouage de navires lors d'une tempête, par Ludolph BackhuysenDébut d’une histoire  de figure de proue,
NDLR : j’ai lu cette histoire vraie, mais ayant totalement oublié où, dans quel livre de la bibliothèque, je me permets de conter l’histoire avec mes mots à moi

Un certain samedi matin : par oisiveté, je me suis imaginé que ce serait opportun de faire un tour au Musée de la Marine de Greenwich.

 

Deux très jeunes intellectuels, encore boutonneux, déambulaient pris dans une discussion animée. L’un d’eux, appelons-le Jacques, français, effectuait un séjour d’un an à Londres pour corriger son accent chantant. L’autre, Derek, s’était pris d’amitié pour ce virulent esthète n’acceptant jamais les pis allers. Les deux traversaient donc la salle des tableaux du XVIème siècle, marines en furie, phares battus par les vents d’Ecosse, batailles navales prises sur le vif, les deux passaient outre, cheveux mouillés des embruns, de la pluie battante qu’ils avaient reçue au dehors, ou bien des dites marines en furie, soudain réveillées aux murs, au passage de ces refaiseurs de monde ? Nez rougis par le froid, imperturbables, ne sentant rien de l’écume qui des tableaux vivants accrochés aux murs, les aspergeait au passage.

Toujours est-il que je les suivais, non loin, et très indiscrète, j’entendais leur conversation. Je comprenais aisément, car le français avait un anglais très articulé. Comme également il est aisé de comprendre un émir quand il s’exprime en anglais, on se réjouit à l’idée que finalement nos nombreuses années de lycée nous ont au moins servi à comprendre l’anglais parlé par des non-anglais…

Les deux parlaient de la Beauté.

L’un jurait qu’elle était incontestablement immanente ou quelque chose comme ça, et l’autre qu’elle était dans l’œil du peintre.

J’avais décidé de les suivre, tant pis pour les marines du XVIème. Ils avançaient vite, vers l’immense hall des navires de guerre.

Je les ai vus immédiatement tomber en arrêt. Elle était penchée vers le sol, et ses cheveux lâchés semblaient, comme pour les deux jeunes boutonneux en visite, humides d’embruns. Son front étaient doucement bombé, et l’implantation de ses cheveux légèrement ondulée, quand je dis ondulée, entendez bien onde, ondine. La Venus de Boticelli était falote comparée à cette Belle énervée. Je suis moi aussi, comme les deux godelureaux, restée là à la contempler médusée. Ils s’étaient arrêtés de parler. Sa bouche aussi, entrouverte, étaient fascinante, multiusage, embrasser peut-être, hurler dans les tempêtes, mordre la lame ? certainement, prête, mais prête à quoi ? ses yeux mouillés aux paupières légèrement baissées, donnaient à son regard un air de rêve pur, avec une détermination évidente. Je ne peux expliquer comment était sa chevelure, des nœuds harmonieux, peut-on avoir ainsi d’immenses mèches fauve clair, entre nouées, vigoureuses et gracieuses en même temps ? je n’ai qu’un mot, noblesse, idéal, une va-nu-pieds noble, à vous couper le souffle, et pourtant je suis une femme.  J’aurais pu trouver une critique, je n’en trouvais pas. Derek et Jacques le français, après être tombés en arrêt devant la Beauté, puisqu’il faut bien lui donner ce nom, s’étaient approchés de quelques pas lents, timides et respectueux. A présent ils parlaient mais plus doucement, en se touchant le bras l’un l’autre, sans doute pour vérifier qu’ils étaient bien éveillés. Qu’elle était belle ! au-delà de toute pensée. Les deux pleuraient, répandus, bouleversés, sous son regard, la Femme, la Seule. Ame, Beauté sans conteste, miraculeuse, irréelle réelle, quel est ton nom ? suppliaient-ils… Jacques touchait en tremblant son carnet de croquis dans sa poche, sentant confusément que jamais il ne pourrait représenter cette Fiancée de l’éternité. Je dis « fiancée de l’éternité », parce que – vous l’avez compris – la belle était promise pour l’éternité, nous étions dans la salle des figures de proue des navires de guerre, la Belle était de bois. Pourtant je te jure, sa poitrine se soulevait doucement, ronde et veloutée, endiablée aussi, à peine recouverte en partie, par un linge drapé mouillé qui l’embarrassait.  Les deux ne se décidaient plus à partir, elle était devenue leur Déesse, je sais bien ce qu’ils pensaient tous les deux, car j’ai eu un frère, le fonctionnement des boutonneux, je connais. Idéalistes enfin tombés en embuscade devant l’Idée du Beau, ils vouaient déjà une dévotion sans limite à ce morceau de bois, qu’ils animaient de leurs pensées de concert. Désormais, il y aurait avant et après, cette violente rencontre. Le jeune français avait, on le sentait, le palpitant décomposé, et la démesure était aussi le lot de Derek, l’outre mesure, l’outre mer, la Vérité sur le Tout enfin découverte, que dis-je découverte, sentie en un vertige immédiat.

C’est Derek, le premier, qui a osé escalader les échafaudages afin de pouvoir regarder aussi la Belle de trois quarts. Jacques lui a emboité le pas, s’agrippant aux solives de bois dur. Moi j’affectais de regarder d’un peu plus loin. De toutes façons, pour eux, j’étais transparente.

Soudain, mon sang s’arrêta de couler. Soudain surprise : j’ai entendu leur cri à l’unisson et j’ai tressailli à leur détresse….


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